En général je ne donne pas la localisation des lieux et je reste flou sur leur histoire, mais ici c'est différent, car de nombreuses personnes ont dû voir cette ruine située le long de la Nationale 118 à Bièvres et se demander ce que c’était. Un lieu à l’état de ruine aujourd’hui mais qui a eu une histoire intéressante qu'il serait dommage de passer sous silence. Un lieu aujourd’hui tellement dégradé qu'il n'y a plus rien à voler ou à casser. C'est même quasiment une triste décharge à ciel ouvert qui n'a plus aucun intérêt, même pour les tagueurs.

Niveau sécurité, le site est tout de même dangereux, mais je doute que quiconque verra mes photos et aura envie d'y aller. D’ailleurs j'en profite pour le dire : n'y allez pas. Vous passerez un bien meilleur moment à lire ma page au chaud chez vous. Mon but est de garder une trace de ce lieu via cette page. Je commencerais donc par raconter l'histoire du lieu que je visite avant de vous montrer les photos que j'y ai fait.

Tout commence avec l'Abbaye Notre-Dame du Val-Profond, fondée au XIIème siècle à Bièvres, dans l'actuel département de l'Essonne. Elle prit le nom de Val-de-Grâce vers la fin du XVème siècle ou le commencement du XVIème siècle. L’Abbaye fut transférée à Paris en 1621, sur les terrains de l'ancien Hôtel du Petit-Bourbon, pour devenir l'Abbaye Royale du Val-de-Grâce, sous la protection d'Anne d'Autriche. Après le transfert à Paris, le domaine fut ensuite cédé à Georges Mareschal, Seigneur de Bièvres et premier chirurgien du Roi Louis XIV, en 1725. Ci-dessous, une carte datant (à priori) de 1738 :

Ci-dessous, une carte non datée où on peut mieux se figurer la forme de l'Abbaye :

Ci-dessous, une peinture avec la mention "Hameau de l'Abbaye-aux-Bois" :

J'ai trouvé les trois documents ci-dessus sur cette page très intéressante. Cette page présente plusieurs documents rassemblés en 1980, et nous apprend entres autres qu'il ne reste que des "vestiges" de l'Abbaye, qui fut "refaite" en 1840 pour un certain "Frédéric Soulié". «Située au bord de la rivière Sygrie, la demeure de Frédéric Soulié jouit en 1838 d'une situation isolée, dans un paysage dédié encore à la forêt. En 1640, lors de la vente à Paul Payen, consentie «à condition de conserver la chapelle», l'abbaye aurait contenu : «une église voûtée comprenant trois autels et vitraux, des dortoirs, un cloître avec piliers de bois, un réfectoire et des cuisines attenantes, un grand corps d'hostel, un autre corps d'hostel pour loger les fermiers.» Réf. Mérimée IA00027895.

D'après Wikipédia : "Frédéric Soulié est un romancier, auteur dramatique, critique et journaliste français. Né à Foix le 25 Décembre 1800, il est, avec Honoré de Balzac, Eugène Sue et Alexandre Dumas, l'un des quatre grands feuilletonistes de la monarchie de Juillet. Fécond, très populaire à l'époque, il est l'auteur des grands succès que furent Les Mémoires du Diable et, au théâtre, La Closerie des Genêts (dont le succès fut colossal)."

"Quelque temps après ce triomphe de cette pièce, Frédéric Soulié fut affecté d'une maladie cardiaque et, après trois mois de souffrances, mourut à Bièvres, dans sa maison de campagne de l'Abbaye-aux-Bois, le 23 Septembre 1847. Une foule considérable assista le 27 Septembre à ses obsèques en l'Église Sainte-Élisabeth du Temple et à son inhumation au Cimetière du Père-Lachaise où Victor Hugo prononça un discours et où Alexandre Dumas, pressé par la foule de dire quelque chose, s'effondra en sanglots."

C'est en 1838 que Frédéric Soulié racheta ce qui restait de l'Abbaye-aux-Bois. Lors de cette réfection, menée par l’architecte Alexandre Bourla, un des chapiteaux de l'ancienne Abbaye est mis à jour à la faveur de fouilles, et donné en 1844 au Musée de Cluny. (Source) Voici un texte un peu plus complet : "Frédéric Soulié, membre du comité de lecture du théâtre des Nouveautés, a probablement rencontré l’architecte Alexandre Bourla entre 1827 et 1832 dans le bureau d'Alphonse Bossange, directeur du théâtre du même nom. Alexandre Bourla vient d'entreprendre le réaménagement du théâtre municipal de Joigny et il dirigera la reconstruction du théâtre de la Gaîté en 1835. Amis de longue date, animés par le même esprit d'entreprise, Aphonse Bossange et Alexandre Bourla feront partie un peu plus tard des premiers promoteurs du chemin de fer de l'Est. Rompu au monde du théâtre, Alexandre Bourla est aussi un passionné d'archéologie. En 1807, encore enfant, il a participé avec son père, Alexandre Bourla, architecte des domaines, à la campagne de fouille de la crypte de l'abbaye Sainte-Geneviève. Il restitue plus tard les souvenirs de cette fouille dans de beaux dessins, repris des carnets paternels. Alexandre Bourla a mené avec beaucoup de soin le travail de fouille et de restauration commandé par Frédéric Soulié à l'Abbaye-aux-Bois."

Au moment de la rédaction du document d'où j'ai extrait les images vues plus haut, on lit que le site est (en 1980) une auberge. Ci-dessous, le cadastre en 1975, et à côté de lui, celui de 2022 via Géoportail. On voit bien que c’est le même site :



Que se passe-t-il sur place après la mort en 1847 de Frédéric Soulié ? Difficile à dire. Ci-dessous, voici la première vue aérienne que j'ai pu trouver, et qui date de 1947. Je peux me tromper, mais la présence de bottes de foins en bas de l'image indique que le site est désormais probablement une ferme après avoir été la "maison de campagne" de Frédéric Soulié. J'ai colorié ce qui reste aujourd'hui visible si on vient sur place :

Ci-dessous, des vues datant de 1950 puis 1958 :





Ci-dessous, une image de la situation en 1963 (puis la même image, mais zoomée sur le lieu en question). On remarque une chose : une grande route passe désormais devant le lieu. C’est actuellement la Nationale 118 (N118) mais en 1963 il s’agissait de la Route Nationale 306 (RN306) ou Route Nationale 906 (RN906). Je n’ai pas réussi à savoir à quand remonte la construction de cette route.



Ci-dessous, deux vues du site en 1965. La situation n’a pas l’air d’avoir trop changé. On remarque un chantier derrière le lieu : il s’agit probablement des gravats dégagés lors de la construction des deux bassins situés juste à côté (on ne les voit pas sur l’image).



Ci-dessous, le site en 1967 et 1969 :



C’est en 1972 que la RN306 devient la N118. Une route deux fois plus large qui fait que le site est tout simplement amputé d’une partie de ses bâtiments comme on peut le voir sur la vue de 1978 ci-dessous. La construction de la N118 entraine un autre problème : auparavant les voitures pouvaient tranquillement s’arrêter en bord de route et ainsi accéder au lieu. Dès 1972, c’est impossible. Il faut faire un gros détour et remonter jusqu’à Velizy puis redescendre et passer sous la N118. Autre problème : le bruit de la N118 est extrêmement fort à cet endroit, ce a dû probablement rendre le lieu invivable. On peut sans trop se tromper dire qu’en 1972 la N118 a tué ce lieu. Ci-dessous, en orange, l'emplacement "fantôme" de ce qui a disparu :

Nous avons vu plus haut que le lieu était une auberge en 1980. Jusqu’à quand cette auberge a-t-elle perduré ? Difficile à dire. Via ce blog j’apprends que le lieu possède une sorte de nom officiel : «La Gourmandière» et que l’auberge était également un restaurant et une salle de danse. Ci-dessous des photos non datées envoyée à «La Dormeuse» en 2013 par Raphaël Szary, Directeur Général des Services de la Mairie de Bièvres.















Sur la vue de 1998 ci-dessous il semble que le lieu soit mort. Seule trace de vie : le camp de gens du voyage situé à côté. Grâce à un article du Club de Mediapart (voir plus bas) j’ai déduit que le camp s’était installé sur place en 1995.

Ci-dessous des vues de 2003, 2004, une StreetView de 2010, puis 2011 :







En 2015, le camp de gens du voyage est évacué. Voici un extrait de l’article disponible sur le Club de Mediapart à ce sujet : «10 Novembre 201. Vingt personnes, dont 7 enfants de 1 à 14 ans, et une personne âgée ayant besoin d’assistance, de familles d’origines gens du voyage, sédentaires et habitants de Bièvres (Essonne) depuis 20 ans, se retrouvent à la rue sans solution immédiate ni durable, et avec pour obligation de "voyager" !» Vous pouvez lire l’article en entier ici.

Elles ont été expulsées mardi matin 10 novembre à 7h du site de la Gourmandière (1, rue Antoine – 91570 Bièvres), et encadrées par les forces de l’ordre pour les empêcher de s’installer à Bièvres, la mairie étant, elle, mise sous haute protection. Sur ce lien Facebook, une vidéo de 2018 traite de cette expulsion. Ci-dessous une vue aérienne datant de 2016. On voit que les gens du voyage sont partis. Sur la vue suivante (2020) tout est complètement déserté et à l'image du site tel que je l'ai vu lors de ma visite en 2022.

A la suite du départ des gens du voyage, le lieu devient une décharge sauvage. Pour lutter contre cela, la Mairie installe une caméra pour verbaliser les contrevenants. Un article de 2017 en parle ici. Extrait : «Cette décharge sauvage, située en lisière de forêt et en bordure de la N118, était occupée jusqu'à fin 2015 par des gens du voyage. Le sol est pollué par de l'huile de vidange et de l'acide de batterie. Certains riverains sont excédés de cette situation. «Il y a des gens qui viennent déposer leurs détritus presque tous les jours. C'est pénible et gênant», se plaint cette habitante, dont la maison se situe à 100mètres de la pile d'immondices. La mairie, bien consciente du problème, a mis en demeure à plusieurs reprises le propriétaire pour qu'il nettoie son terrain. En vain. A défaut de pouvoir le débarrasser elle-même, en raison du coût élevé de l'opération, la commune s'attaque aux automobilistes qui s'arrêtent sur ce terrain pour y déposer leurs ordures.»

Ci-dessous, le site en 2020 :

Un matin de 2022, je décide de me rendre sur place et enfin voir de plus près cette ruine que j’ai souvent vu en passant devant en voiture. Après m’être garé à proximité je me dirige vers le lieu, qui se dessine peu à peu. Ma visite se déroule mi-février et je suis heureux de la faire à ce moment-là, car même s’il fait assez froid, je peux au moins distinguer la ruine, qui est complètement invisible en été. Le son de la N118 est quant à lui tout simplement insupportable. Je plains les gens qui vivent ici…



Je distingue un accès qui me permettrait d’entrer sur le site, mais préfère commencer par longer le lieu en suivant la route. Au fil de mes pas j’ai une meilleure idée de la géographie du lieu, et surtout je constate que tout son pourtour est une décharge à ciel ouvert. Partout des déchets, en majorité automobiles : il doit bien avoir une centaine de pneus, des restes de sièges auto, des vêtements… Un bien triste spectacle qui annonce la couleur de la suite de la visite.







Je reviens alors sur mes pas pour essayer de mieux voir le clocher, qui, même ruiné, conserve un certain charme. S’il n’était plus là ça serait vraiment une ruine sans intérêt, mais là le fait qu’il soit là, comme le survivant d’une longue et lente mort, donne un côté romantique au lieu. Un romantisme difficile à saisir avec le bruit environnant, qui, je le rappelle, est insupportable. Longeant la N118, je me dirige alors vers ce qui était l’ancienne cour.







En chemin je croise de nouveaux déchets, eux aussi de nature automobile :

Me voici à présent dans l’ancienne cour. Nous sommes en février et je n’ose imaginer comment ça doit être en été : la végétation qui empêche de tout voir, la chaleur, les moustiques, sans parler de la puanteur des déchets accumulés ici depuis des années... Au loin je distingue un tag d’un certain «ELKOT» ainsi qu’un «CRAB». De quand datent ces inscriptions ? Aucune idée, mais le premier semble assez ancien. C’est saisissant d’explorer cette ruine en sachant ce qu’elle a été sur les différentes vues aériennes que j’ai pu rassembler. C’est saisissant et bien triste.







Tournant le dos au tag «ELKOT» j’ai une bonne vue sur le clocher :

Allez, entrons dans cette ruine pour voir ce qu’il en reste. Bon, vu la situation géographique, je ne m’attends à rien, mais alors vraiment rien, mais mon but est de documenter des lieux amenés à disparaitre, alors allons-y. Gravissant les marches d’un escalier incertain, je découvre des pièces vides, une toiture au trois quarts effondrés, de la végétation partout, des tags, des dégradations… Rien de bien étonnant, et pourtant je suis heureux car ça faisait vraiment des années que je voyais ce lieu en bord de route et je me demandais comment c’était dedans. Aujourd’hui je le sais, et rien que pour ça, je suis heureux. Prenant mille précautions j’évolue dans ce qui semblait être d’anciennes chambres. Dire que des gens ont dans le passé vécu et dormi ici, et qu’aujourd’hui il ne reste que ça…





















Redescendant l’escalier, je visite le sous-sol, un peu moins en ruine que le niveau supérieur (il faut dire qu’ici il y a encore un plafond) mais tout aussi vide et tagué. Impossible de tout visiter car par endroits le plafond s’est effondré. Depuis un soupirail j’aperçois la forêt située à côté, avec toujours en fond ce bruit de la N118. Prenant un peu mieux le temps d’observer, je constate que si le lieu est ancien, il y a tout de même eu des modifications faites avec tout ce béton un peu partout.









Sortant du sous-sol je prends le temps d’observer ce que je viens de visiter.







Ci-dessous un aperçu des autres pièces que j’ai exploré. Pas grand-chose à dire, et peu de choses à voir tant le lieu est devenu une ruine. Les photos montrent la partie la plus dangereuse du site, où à tout moment on peut se prendre un bout de plafond sur la tête. Rappel : n’y allez pas, contentez-vous de mes photos.





Ci-dessous des photos de l’ancienne cuisine. C’est la taille qui m’a fait penser que le lieu devait être un ancien restaurant. Le fait que le document de 1980 parle d’une «auberge» confirme cela.









Le temps d’un peu de grimpette j’arrive sur une plateforme qui me permet d’accéder à la pièce située juste sous le clocher. Je dis «grimpette» car la pièce qui devait contenir un escalier (je pense) est effondrée. D’ici la vue sur le clocher est bonne, je réalise que c’est exactement sous cet angle que je voyais le lieu quand je passais devant en voiture il y a des années de ça.

Via un petit passage assez dangereux j'arrive à accéder à une ancienne pièce de vie assez petite, mais tout de même pourvue d'un large fauteuil (qui a probablement été amené là). Bizarrement aucun tag dans cette partie du site, alors qu'il y a pour tant de quoi faire.



Tout à coup mon œil est attiré par quelque chose sur le mur. M'approchant lentement je découvre, survivants, deux carreaux datant de je ne sais quand, mais diablement beaux dans leur petitesse, leur fragilité, et leur beauté ici, car il reste tout de même quelque chose à voir ici, il reste ces deux magnifiques carreaux, dont j'ignore l'âge :





Sortant du lieu, je constate une dernière fois la tristesse du site avec tous ces déchets, ces objets déversés ici par à peu près tout le monde depuis des années et des années. Curiosité : il y a aussi pas mal de jouets pour enfants.



Je fais un dernier petit tour et je me demande si sur place il reste encore quelque chose de l'ancienne Abbaye qui était là il y a plusieurs centaines d'années. Je pense que non, mais je peux me tromper. En tout cas je suis satisfait d'avoir pu voir de plus près cette ruine que je voyais souvent en passant par la N118. Un instant je me demande si je peux sortir le drone pour faire des vues aériennes, puis je réalise que le drone ne décollera pas à cause de la base de Villacoublay située à proximité, et puis entre ça et la Nationale et les lignes à haute tension pas loin, ce serait trop dangereux... Fin de la visite. Si vous avez des renseignements à m'apporter, n'hésitez pas à m'écrire.